"Parlez moi un peu de vous, Earl, nos auditeurs sont curieux de savoir qui est l'homme qui se cache derrière les romans sordides. D'ailleurs, Earl Grey, c'est un pseudo j'imagine ? Vous avez une passion inavouée pour l'Angleterre ?"

L'homme glousse quelques secondes, visiblement fier de sa blague. Earl se retient de lever les yeux au ciel avant de se rappeler qu'il est à la radio et que personne ne le verra faire hormis le concerné. Il se demande si c'était bien une bonne idée d'accepter cette interview. Une sorte de talk-show sur une radio locale de Portland, menée par un présentateur qui a l'air de beaucoup aimer le son de sa voix, pour relancer une carrière qui tourne au ralenti : non, vraiment pas un coup de génie - Rose l'avait prévenu, après tout -.

"C'est mon vrai nom, en fait, mon éditeur n'est pas très friand des pseudonymes."

"Le moins qu'on puisse dire, c'est que vos parents avaient le sens de l'humour ! C'est d'eux que vous tenez cette attirance pour l'écriture et pour les récits morbides ?"

Oh for God's sake... Non, ça ne valait vraiment pas les sept heures de route aller/retour.

"Je crois que j'ai simplement toujours été plus attiré par les histoires plus compliquées qui finissent mal. Devoir toujours imaginer le pire, se demander comment une situation peut devenir encore plus terrifiante, ça permet de relativiser le quotidien d'un côté. Écrire et provoquer l'angoisse me permet peut-être d'extérioriser mes propres peurs ? C'est cathartique, plonger dans un univers sombre, rencontrer des personnages aux heures les plus noires de leur existence, ça exacerbe les défauts, c'est une autre manière de s'attacher à des personnages en fait. Plutôt qu'espérer leur bonheur, on partage leur angoisse ; plutôt que vivre une jolie romance à travers eux, on sue à grosses gouttes en croisant les doigts pour qu'ils s'en sortent. Puis une fois que le livre est terminé et qu'on le repose, on contemple sa vie et on se dit que finalement ce n'est pas si mal - enfin, j'espère sincèrement qu'aucun de mes lecteurs ne mène une vie comme celle de mes personnages -. Pour répondre à la question.. non, je ne tiens pas ça de mes parents, ça m'est juste venu lorsque j'ai commencé à écrire : j'ai tout de suite couché sur les lignes quelques psychopathes, quelques innocents et quelques monstres."

La tirade terminée, Earl attrape le verre d'eau qu'on lui a offert au début de l'interview et commence à boire et -

"Certains pensent voir dans vos personnages féminins cauchemardesques une représentation de votre mère. Qu'en pensez-vous ?"

s'étrangle en entendant la question du journaliste. Pris d'une quinte de toux douloureuse, il remercie mentalement la vivacité du régisseur qui a aussitôt coupé le son du micro pour éviter de polluer les oreilles des quatre auditeurs du show. Une fois son souffle repris, Earl inspire un coup et reprend.

"Je leur dirais qu'avoir étudié la psychologie un an à l'université ne fait pas d'eux des Freud. J'ai aucun problème avec ma maman, merci bien. Je vais être honnête : on a pas la relation la plus simple du monde avec mes parents. Je n'ai pas tiré beaucoup de leçons de leur éducation ultra laxiste, je n'ai jamais vraiment compris leur idée de vendre la maison pour s'acheter un camping-car et faire le tour du continent avec. Pour autant, ils restent mes parents. Je profite d'être à Portland pour leur rendre visite, et surtout : si j'ai un problème avec eux, je leur en parle, j'écris pas un bouquin avec des versions monstrueuses d'eux."

L'idée de remercier les abrutis qui ont pensé à cette théorie l'effleure, mais Earl préfère en rire. Il aura au moins une anecdote à raconter ce soir à Rose, il faut voir le bon côté des choses.

"Voilà de sages paroles ! Maintenant que l'on est rassuré sur la source de votre inspiration, une question me brûle les lèvres. A quand le prochain livre ?"

Bien sûr, la question allait être posée. En même temps, voilà maintenant quatre ans qu'il travaillait sur son septième roman, sans avancer d'un pouce. Chaque ligne écrite était effacée le lendemain, il avait tout essayé : changer l'histoire, changer les personnages, changer son style. Rien n'y faisait.

"J'espère réussir à le sortir dans les trois années à venir. C'est un vrai challenge ce roman, je sais que les lecteurs m'attendent au tournant et je veux qu'il soit parfait. Il faudra être patient."

Version enjolivée de la vérité, mais la réalité n'est pas si éloignée.

"Il faudrait qu'une muse vienne vous inspirer ! Je suis prêt à parier qu'il y a bien quelques auditrices ici qui se feraient un plaisir de vous aider à retrouver votre plume."

Et l'homme glousse, encore. C'en est effarant et même Earl sait que rire à ses propres blagues est malheureux.

"Elles ne se sont pas beaucoup manifestées jusqu'à maintenant, en tout cas !"

Il commente avec un trait d'humour - quoique, dans le fond, c'est plutôt exact : même depuis son divorce quatorze ans plus tôt, jamais une horde de fans ne s'est ruée sur lui. Non pas que ça lui aurait vraiment plu: il avait une fâcheuse tendance à sortir de sa vie les quelques femmes qu'il avait pu fréquenter depuis. Il leur disait "c'est pas toi le problème, c'est moi" et le pire c'est que c'était sincère. Le réel souci, c'est qu'à partir de 35 ans peut-être, la plupart des célibataires l'étaient à cause d'un divorce, et devenir le nouveau chéri d'une femme signifiait souvent devenir aussi le beau-père de ses gamins. On pourrait lui rétorquer que lui aussi a une fille, et qu'imposer Rose à ses copines est du même acabit : et Earl répondrait que c'est différent, car lui n'a aucunement l'intention de trouver une belle-mère à sa fille déjà majeure. Et toc. Il ne lui restait plus qu'à se faire à l'idée que s'il voulait éviter ce genre de soucis, il devrait plutôt commencer à sortir avec des femmes plus jeunes - c'est bien ce que Hollywood dicte de toute manière, non ? - ou devenir prêtre. Soit.

"En tout cas, on vous souhaite de retrouver l'inspiration bientôt. Merci d'être venu à l'antenne, c'était un plaisir ! Ladies and gentlemen, vous venez d'entendre Earl Grey, il est encore temps de vous procurer son dernier roman sorti : 'Francis'."

Earl esquisse un sourire. Il sait bien que ça reviendra un jour - sa carrière n'est quand même pas en train de s'éteindre, non ? Auquel cas, il est toujours possible de rebondir autrement. Si l'on regarde bien, sa vie reste plutôt tranquille : pas de problème avec sa fille, il s'entend bien avec son ex-femme et n'a jamais connu les interminables rencontres au tribunal pour décider de qui gardera le mug "Beatles" offert par tonton Léon, assez d'argent pour vivre sans craindre la moindre facture imprévue, un meilleur ami qu'il considérerait comme un frère si on lui demandait de construire sa famille, une vie sociale épanouie. Écrire des histoires d'horreur dans ces conditions semble tout de même compliqué - peut-être qu'il devrait se mettre aux romans comiques.
Ou ajouter un brin d'horreur à sa vie, mais personne ne souhaite ce genre de choses.
On pourrait toujours reprendre un peu de drama, à la rigueur ?